L´aube riante salua notre lever. Une longue marche nous attendait et rendait précieuses chaque minute gagnée sur le soleil. Dirai-je encore l’agitation coutumière de ces premières lueurs du jour ? Notre compagnie était désormais accoutumée à ce réveil bruyant et barbare imposée par notre cheftaine Gabrielle. Ces premières heures du jour qui entre toutes sont à Dieu, qui entre toutes semblent dédiées à la contemplation, étaient ainsi arrachées à leur fin juste et naturelle. Ô outrage !
C´est autour d´une imposante table de chêne que nous déjeunâmes, heureux du calme rendu et satisfait de ce premier repas que nos Pères disent le plus important de tous. La scène avait l’allure de ces tableaux pastoraux qui remplissent les vieux presbytères ; notre grand nombre, l’allure du lieu et la majesté tranquille de ce coin reculé de la forêt viennoise où la vue qui veut atteindre l’horizon est sans cesse frustrée par des chênes et des sapins qui, sans doute, saluèrent dans leur jeunesse les premières heures de nos aïeux. Certes, un chrétien même peut le dire, comme les Anciens Germains avant lui : ce lieu est terrible !
C´était un dimanche. M. l’abbé Kaufmann avait été rappelé à sa patrie vorarlbergienne par quelque solennité familiale. Il faudrait donc aller à la nouvelle messe. Naturellement la rigueur de l’orthodoxie commande en ces temps troublés de dire la validité et la bonté intrinsèque de ce rite d’Église. Mais faut-il taire pour autant tout ce qui répugne à l’usage des idiomes germains pour la célébration du Saint Culte ? Par son accent rauque et ses manières gaillardes l’allemand est sans doute langue honnête, mais la dirons-nous langue sacrée sans échapper au ridicule ? La tirerons-nous des champs et de l’auberge sans paraître risquer le sacrilège ?
Tiré de ces méditations et assommés par un sermon qui non content d’être long avait été prêché en trois temps, nous nous préparâmes péniblement à partir. La route fut longue et le ciel pénible, la pluie le disputant à un vent presque hyperboréen. Les chants et la tranquillité de ces vieux villages chrétiens seuls nous donnèrent de quoi vaincre la route de Vienne. Nous quittâmes après quelques kilomètres les prairies et les bois qui formaient depuis plusieurs jours notre paysage quotidien et pénétrâmes dans cette excroissance purulente des grandes villes que l’on nomme banlieue. Celle-ci n’était pourtant pas la plus laide. Pins parasols, bouleaux, hêtres et freines rendaient l’endroit supportable. Nous fûmes rejoins par un père et son fils. La halte méridionale nous laissa le temps de nous restaurer avant d’entreprendre notre marche sur Vienne. Drapeau en tête nous dévalâmes ainsi dans une étrange avenue où coulait un Danube bâtard dont le nom, de peu d’intérêt sans doute, m’échappe. L’ambiance déjà était changé. Quelque chose de martial s’était mêlé aux rires et aux bavardages, ce n’étaient plus les paysans et leurs gras « Grüß Gott ». C’étaient des Viennois dont on devait déjà être content quand on en obtenait un « Hallo ». Les choses allant en s’empirant au fur et à mesure de notre progression. Mœurs douteuse et visages tout assombris rythmaient ainsi la fin du jour. Au moins, plût-il à Dieu de nous accorder de ce soleil, dont on peut dire en vérité qu’il le fait descendre sur les justes comme sur les méchants. Cette marche fut de toutes la plus longue, et notre arrivée en l‘église Saint-Roch n’en fut que plus enchantante, comme dirait l’autre.
Nous oubliâmes tout à fait les peines de la capitale en humant depuis l’entrée du saint lieu la frustre mais chaleureuse odeur de l’huile fritte. Des « Schnitzel » nous attendaient. Une conférence de Gabrielle acheva d’endormir l’assemblée, et nous nous couchâmes heureux.
Quentin